Polémique en Afrique du Sud

Tout le monde en a parlé. Même les médias dits « généralistes ». La vente record de Golden Prince, l’un des pigeons de la colonie de Gino Clicque, pour la somme de 360.000 euros a constitué une info qui a fait le tour du monde. Rentrés au pays, en Afrique du Sud, les deux hommes qui se sont associés pour rafler la mise au nez et à la barbichette des Chinois font toujours la une des journaux. Mais pas nécessairement pour de bonnes raisons.

Interpellés, comme tous, par la mise incroyable de deux de leurs compatriotes, les journalistes sud-africains ont d’abord relaté le record, évoqué les exploits de Golden Prince et ainsi parlé de la colombophilie, de la Belgique, de ses champions. En somme, on a d’abord parlé sport, histoire et un peu de gros sous. C’est que la somme dépensée, même pour un pays qui compte sa minorité milliardaire, a atteint un sommet qui provoque au mieux la curiosité, au pire la perplexité.

Quand de « vrais » journalistes font correctement leur métier, ils ne s’arrêtent cependant pas là. Il était logique que quelques-uns, plus investigateurs, ne se contentent pas de belles histoires, même belges, et d’une interview des deux acheteurs. De manière somme toute basique pour un journaliste qui se respecte, il convenait aussi de se poser des questions. Les bonnes questions. Et aussi d’en savoir un peu plus sur Mark Kitchenbrand et Samuel Mbiza, les associés désormais propriétaires de Golden Prince et de quelques femelles issues de la même lignée.

LE PANZER KITCHENBRAND

Il n’aura pas fallu longtemps à ces journalistes pour soulever un premier voile. Après tout, celui-là était facile à lever puisque Mark Kitchenbrand est un colombophile connu et reconnu dans son pays. Son ambition y est aussi légendaire que la valeur de son loft, estimé à plusieurs millions de dollars tant il regorge de champions. Kitchenbrand truste les premières places depuis plusieurs années à la célèbre Sun City Million Dollar Pigeon Race. Et en 2011, il y signe un succès retentissant, raflant la première place finale en plus de victoires partielles qui lui rapportent quelques milliers de dollars et une voiture de luxe.

Le Team Kitchenbrand domine nettement la colombophilie sud-africaine avec des lignées prestigieuses issues de grands champions allemands, hollandais et belges. Et l’homme veut désormais le reste du monde. En 2012, un an après la couronne sud-africaine, il a décoiffé la concurrence allemande en remportant le premier prix sur deux Nationaux. Il était alors en partenariat avec les célèbres Südhoff-Van Beers. Depuis, ces derniers sont devenus des actionnaires du Kitchenbrand’s Loft !

« Conquérir l’Europe et même plus », a-t-il déclaré dans une interview lors de son retour au pays. « On pourrait rêver d’un exploit authentique. L’objectif est maintenant de jouer et de gagner aux Pays-Bas et sans doute un jour en Belgique. Seuls des super cracks peuvent s’imposer dans ces pays. C’est là que les concours sont les plus relevés. On a déjà démontré que nous savions élever des super pigeons. Il faut aller les confronter aux meilleurs. Ensuite, avouons que gagner aussi une course renommée sur le continent asiatique serait fantastique. Rien n’est impossible et il faut toujours voir plus haut si on veut progresser. »

Voilà qui suffit à comprendre qui est Mark Kitchenbrand. Un homme qui, avec son père et deux de ses frères, a bâti un empire familial en colombophilie. On les appelle le « Club 500 » puisqu’ils ont conquis, à eux quatre, plus de 500 victoires en concours dans leur pays. Un chiffre largement dépassé maintenant. Quand on sait que le bonhomme a créé son propre loft en 2003, ça laisse pantois. Il est le descendant d’une longue lignée de colombophiles patentés, la plus ancienne famille en activité dans la colombophilie sud-africaine où l’un de ses aïeuls avait pris une licence en 1907.

Dès sa première saison, il est consacré meilleur jeune colombophile. Et c’est l’ascension continuelle depuis lors. Insatiable, il veut tout gagner. Et désormais, comme on l’a vu, l’Afrique du Sud, ce gigantesque et magnifique pays, est devenu trop petit pour lui.

LE PROPHETE RADEBE

Lorsqu’il est venu en Belgique pour enchérir sur Golden Prince, Mark Kitchenbrand n’était pas seul. Le pigeon a été officiellement acheté par un duo d’associés. D’une part, Kitchenbrand et d’autre part Samuel Mbiza. A deux, leur mise de 360.000 euros a fini par briser une muraille d’euros rassemblés par un consortium chinois. Ceux qui ont assisté à ces enchères en parlent encore aujourd’hui comme d’une bataille épique.

On n’en sait pas plus sur les Chinois qui convoitaient Golden Prince. On ne cultive pas le goût de la défaite dans cette contrée. Le sourire arboré par Kitchenbrand et Mbiza dépassaient le cadre des photos prises par l’organisateur de la vente. Deux hommes heureux et qui ne cachaient pas leur joie de nouveaux recordmen.

Il se dit qu’ils souriaient encore dans l’avion les ramenant à Johannesburg. Et qu’ils se sont endormis plusieurs nuits en souriant encore. Jusqu’à cette parution d’un énième article leur étant consacré dans le Sowetan. On y avait déjà relaté l’escapade en Belgique et la chronologie du record. On y avait aussi fait l’éloge de Golden Prince, pigeon belge qui volait à la vitesse de l’éclair mais désormais voué à une vie de reproducteur. Une espèce de Viagra à plumes en quelque sorte. En même temps, qui prendrait le risque de voir une telle somme se faire mettre en pièce par un rapace ou se perdre dans la belel nature sud-africaine ?

Le Sowetan, donc, avait déjà parlé de tous ces aspects. Mais ce matin-là, ce fameux matin où Kitchenbrand et Mbiza ont seulement perdu leur sourire, un journaliste était allé plus loin que les autres. Comme dans toutes les rédactions, celle du Sowetan est composée de journalistes spécialisés dans certains domaines : le sport, l’économie, la politique, la culture, mais aussi les faits divers et les affaires judiciaires. Dans le jargon, on appelle les uns « fait-diversiers » et les autres « judiciairistes ». Les premiers traitent n’importe quel fait divers à chaud, les autres vivent dans les Palais de Justice et leurs couloirs. Et c’est en lisant son propre journal qu’un « judiciairiste » du Sowetan a reconnu Samuel Mbiza en voyant la photo accompagnant l’article consacré à l’achat record d’un pigeon belge par deux amateurs sud-africains. A un détail près : le journaliste ne le connaissait pas sous le nom de Samuel Mbiza mais sous celui de « Prophète Radebe ». En novembre 2015, il avait écrit un article sur une affaire portée devant les tribunaux suite à une plainte de la Commission pour la Promotion et la Protection des droits des communautés culturelles, religieuses et linguistiques (CRL) à l’encontre de « L’Eglise de Révélation de Dieu », une communauté religieuse dirigée par un homme qui s’est autoproclamé « Prophète Radebe » et qui y dispense à des milliers de fidèles une soi-disant « bonne parole », à savoir la sienne. La plainte du CRL repose autant sur le financement occulte de cette église que sur la réelle identité du fameux Prophète Radebe. Celui-ci avait refusé de comparaître devant le CRL qui l’avait convoqué pour apporter des éclaircissements sur le financement de son mouvement religieux. Suite à ce refus, plainte fut déposée à la Police.

L’affaire est toujours en cours. Au grand étonnement du journaliste du Sowetan et des dirigeants du CRL. « Nous avons demandé au soi-disant prophète d’apporter la preuve de sa qualification et de faire état des comptes de son église puisque nous savons qu’elle génère un important flux d’argent. Enfin, nous désirons savoir si son vrai nom est Radebe ou Mbiza. On se demande aussi pourquoi la police ne l’a pas encore arrêté pour qu’il réponde à ces questions », a déclaré la présidente CRL.

Au journaliste, un responsable de la police répond qu’ils attendent la fin de l’instruction du directeur nationale des poursuites pénales. Ce que le Sowetan laisse clairement comprendre, entre les lignes, c’est que Mbiza, alias Prophète Radebe, jouirait de fortes protections. D’autant qu’un autre membre de cette église a récemment été condamné pour avoir copieusement injurié et menacé la présidente du CRL.

Mbiza, co-propriétaire de Golden Prince, est donc un personnage très controversé. Prophète autoproclamé qui ne peut cacher un niveau de vie très soutenu et qui se refuse à ouvrir le livre de ses comptes, mais qui ne cache pas qu’il n’est pas colombophile mais que « cela est un business comme un autre dans lequel il investit depuis trois ans dans le Kitchenbrand’s Loft. On achète des champions et on revend les œufs et les jeunes issus de sa reproduction. C’est du commerce. Il n’y a rien d’illégal à cela. »

Kitchenbrand, lui, refuse de répondre aux questions qui concernent celui qui a déposé la moitié de la mise pour Golden Prince.

Il n’en faut pas plus pour jeter le trouble sur la belle histoire d’un record. Soyons clairs : c’est sur l’un des acheteurs et non sur le vendeur que cette histoire lance un voile malsain de suspicion.

La colombophilie, un business comme un autre ? Pourquoi pas ? Sur ce sujet aussi, il y a un débat de fond et parfois sans fin parmi les colombophiles. Il y a les « pour » et les « contre ».

Mais que l’on soit dans un camp ou dans l’autre, tout le monde est d’accord pour dire que nul n’est prophète en son pays…

HUPEZ