AVANT - PROPOS :
Le retour des pigeons au colombier m'a toujours particulièrement intrigué. Quand j'étais jeune, mon père avait l'habitude de m'emmener aux lâchers de ces volatiles, le samedi matin, à la gare de Newark-on-Trent, dans les Midlands, qui constituait un point de rassemblement où de nombreux oiseaux de course attendaient leur libération dans des paniers en osier empilés les uns sur les autres. A l'heure convenue, les préposés me permettaient de leur donner un coup de main pour ouvrir les volets. Par centaines, les pigeons s'élançaient alors vers le ciel en grand tourbillon de vent et de plumes, tournoyaient un court moment puis s'égaillaient prestement vers leurs lointaines destinations. Comment faisaient-ils ? Mystère. Personne ne semblait le savoir, et la capacité de ces oiseaux à regagner leurs colombiers demeure encore à ce jour inexpliquée.
EXPERIENCES SCIENTIFIQUES :
C'est chez les oiseaux que le sens de l'orientation est le plus impressionnant et chez les pigeons qu'il a été le mieux étudié.
Les pigeons sont des sujets de choix pour la recherche puisqu'ils sont élevés et sélectionnés depuis des générations pour leur faculté à rentrer chez eux. Les pigeons voyageurs peuvent regagner leur colombier en une seule journée d'un lieu distant de centaines de kilomètres et qui plus est, un lieu inconnu d'eux. Les techniques d'élevage et de dressage sont éprouvées et les sujets relativement peu coûteux.
Les pigeons ont déjà fait l'objet de nombreuses expériences, mais après un siècle de recherche passionnée, la frustration est grande : personne encore ne sait comment ils font. Toutes les tentatives pour expliquer leur faculté de navigation en termes de sens connus ou de forces physiques ont échoué. Les chercheurs les plus compétents en ce domaine le reconnaissent : " La stupéfiante flexibilité des oiseaux migratoires ou capables de revenir vers un lieu donné a constitué une véritable énigme pendant des années. Si de nombreux indices ont été déchiffrés, leur stratégie pour déterminer la direction du vol n'en conserve pas moins un certain secret", écrit un scientifique, tandis qu'un autre déclare : " Le problème de la navigation n'a pas été résolu pour l'essentiel."
DE NOMBREUSES THEORIES :
Les nombreuses théories relatives à la navigation des pigeons formulées au cours des années, puis réfutées, témoignent de la complexité du problème.
La théorie, proposée d'abord par Charles Darwin, selon laquelle les oiseaux se souviennent des courbes et virages du voyage aller, a été infirmée lorsque des pigeons ont été transferés en un lieu inconnu dans des compartiments obscurs, dans des conteneurs tournants et par des routes de traverse ; certains avaient même été anesthésiés. Or, une fois relâchés, ils sont rentrés tout droit au colombier.
La théorie selon laquelle ils se se guideraient d'après des repères terrestres familiers a également été invalidée. Les pigeons sont en effet capables de retrouver leur chemin même lorsqu'ils ont été transportés à des centaines de kilomètres de leur territoire où ils n'ont aucun repère. Lors d'expériences menées dans les années 1970 , les pigeons avaient été rendus temporairement aveugles à l'aide de lentilles en verre dépoli. Même dans ces conditions, ils retrouvaient leur chemin, à la seule réserve qu'une fois parvenus à proximité du colombier, ils avaient tendance à heurter les arbres ou les fils électriques. La vue leur est nécessaire pour l'atterrissage mais non pour couvrir la longue distance qui les ramène à quelques centaines de mètres de chez eux.
La théorie de la navigation solaire postule que les pigeons s'orientent d'après la position du soleil pour déterminer longitude et latitude, comparant son angle et son mouvement au lieu du lâcher avec ces mêmes paramètres au colombier. Cette théorie a été doublement réfutée. Tout d'abord, les pigeons sont capables de rentrer par temps couvert ou de nuit, s'ils y ont été entraînés. Voir le soleil n'est donc pas primordial. En outre la navigation d'après le soleil exige une horloge interne très précise. Or, lorsque l'horloge des pigeons est avancée ou retardée de 6, voire de 12 heures (ce qui est possible en les maintenant sous éclairage artificiel une partie de la nuit et dans l'obscurité pendant une partie du jour), et qu'ils sont relâchés par une journée ensoleillée, ils manifestent d'abord une certaine confusion et s'élancent dans la mauvaise direction. Mais très vite, ils corrigent leur trajectoire et rentrent au colombier. S'ils sont lâchés par temps couvert, ils prennent d'emblée la bonne direction. Ces résultats montrent qu'ils utilisent le soleil en guise de boussole mais que celui-ci ne constitue pas l'élément fondamental qui leur permet de connaître la direction à prendre.
La théorie selon laquelle les pigeons sentiraient leur colombier à des milliers de kilomètres de distance, même lorsque le vent ne souffle pas dans le bon sens, paraît éminemment improbable. Elle a cependant été testée de différentes manières. Dans la plupart des expériences, les pigeons ont été capables de retrouver leur chemin même lorsque leurs narines avaient été obturées avec de la cire, leur nerf olfactif sectionné ou leur muqueuse nasale anesthésiée. Ils se guident certainement d'après l'odorat dans des régions familières où ils reconnaissent les odeurs apportées par les vents, mais l'olfaction ne peut en aucun cas rendre compte de leur aptitude à s'orienter en des lieux complètements inconnus d'eux.
Vient enfin la théorie magnétique. Les pigeons auraient-ils un sens magnétique, une boussole biologique ? Même s'ils disposaient d'un tel sens, il ne leur dirait pas où se trouve leur colombier natal. Lorsqu'on vous emmène dans un endroit inconnu et qu'on vous donne une boussole, celle-ci vous indique la direction du nord et non celle de votre domicile. Le compas est utile pour prendre des repères mais, pour connaître la direction de votre maison, c'est autrement qu'il faut procéder. Se pourrait-il que ce sens soit élaboré au point de fournir des informations sur la latitude ? Pour cela, il faudrait, en premier lieu, qu'il puisse détecter les variations infimes de l'intensité du champ magnétique terrestre à différentes latitudes et, deuxièmement, détecter l'inclinaison de ce champ. Au pôle nord magnétique, l'aiguille pointe vers le bas ; à l'équateur, elle est horizontale, et entre les deux son inclinaison varie en fonction de la latitude. Mais pour que le pigeon détecte les variations de la latitude, cela suppose une boussole d'une extrême précision, car les variations de l'intensité moyenne du champ magnétique sont parfois inférieures à 1 % et l'angle du champ inférieur à un degré. C'est le cas, par exemple, dans le nord-est des Etats-Unis, sur une distance de 160 kilomètres dans une direction nord-sud. Mais même dotés d'un sens d'une telle précision , les pigeons ne disposeraient d'aucune donnée de longitude, relative donc à la distance qui les sépare de chez eux en direction de l'ouest et de l'est. Or, ils sont capables de s'orienter où qu'ils soient et où qu'ils aillent.
Quoi qu'il en soit, l'hypothèse magnétique a été testée en fixant des aimants sur le corps des oiseaux, de quoi brouiller leur sens magnétique s'ils en ont un. Or, même en ce cas, les pigeons se sont repérés aussi efficacement que les pigeons témoins de même taille et de même poids, mais n'ayant pas été équipés d'aimants.
Toutes ces thèses ayant été invalidées, le mystère de cette aptitude du pigeon reste en grande partie inexpliqué.
RUPERT SHELDRAKE
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